Le dernier anarchiste de l'ETH

Il y a 25 ans, Paul Feyerabend prenait sa retraite en tant que professeur de l'ETH Zurich. C'était une star mondiale de la philosophie, qui a posé des jalons importants pour la recherche environnementale moderne. Et il était considéré comme un anarchiste.

Vue agrandie : Paul Feyerabend
Paul Feyerabend a critiqué et provoqué. Considéré comme un "enseignant de l'irresponsabilité intellectuelle", il a pourtant posé avec sa philosophie des jalons importants pour la recherche environnementale moderne. (Photo : Grazia Borrini-Feyerabend / Wikipedia Creative Commons)

Dans sa le?on inaugurale en tant que professeur de philosophie des sciences à l'ETH Zurich, Paul Feyerabend [1] a soutenu que la science n'avait pas un accès plus fiable à un savoir s?r que l'art, par exemple. Son ?uvre principale "Wider den Methodenzwang" (Contre la contrainte de la méthode) critiquait les sciences comme étant dogmatiques, car elles suivraient une méthodologie rigide et revendiqueraient la vérité pour elles seules. La science est bruyante, insolente et co?teuse. En guise de cure, il recommandait un anarchisme serein, inspiré par les dada?stes et résumé dans son expression la plus célèbre : "Anything goes ! Il voulait dire que les sciences se nourrissent de jeux créatifs et de bricolage avec toutes les méthodes et idées disponibles. En effet, des domaines de recherche de pointe comme les neurosciences, la biologie synthétique ou la nanotechnologie profitent d'une telle diversité de méthodes et du "t?tonnement".

Innovations ou fiabilité ?

Ainsi, bien que Feyerabend n'ait fait que décrire le quotidien de la recherche, il était considéré comme un "enseignant de l'irresponsabilité intellectuelle". Pourquoi sa critique de la contrainte méthodologique était-elle si provocante ? Feyerabend a touché un nerf sensible des universités : la promesse que la recherche est à la fois innovante et fiable. La liberté de recherche permet de s'aventurer sur le terrain de l'inconnu. Un domaine qui est marqué par la surprise et l'ignorance. Mais les universités sont aussi les garantes d'un savoir solide. Elles forment nos ingénieurs et nos médecins, en qui nous avons confiance, et elles nous conseillent en tant qu'experts. La question se pose donc de savoir comment la science parvient à faire le grand écart quotidien entre l'esprit créatif et l'expert sérieux. Le ma?tre à penser des sciences modernes, Francis Bacon, a donné dès 1600 une réponse élégante et valable depuis lors à cette question : Nous pouvons faire confiance à la méthode expérimentale qui, en testant systématiquement des hypothèses malgré le chaos créatif, mène inévitablement à un savoir utile et fiable.

C'est ici que Feyerabend s'est permis de poser sa question hérétique : Et si la méthode scientifique ne pouvait pas toujours répondre aux attentes placées en elle ? Et il a donné lui-même la réponse : Le fil auquel est suspendu le contrat social entre la science et la société - la recherche re?oit de l'argent, une liberté illimitée, et personne ne radote, et en contrepartie la société re?oit un savoir solide - serait coupé.

La fin du rêve de Bacon ?

Quiconque mène des recherches sur les grands problèmes d'avenir de la société n'échappe pas à la question critique de Feyerabend. Qu'il s'agisse des risques de la biotechnologie ou des prédictions sur le changement climatique, nous voulons de plus en plus rapidement les deux : des connaissances nouvelles, mais aussi s?res, doivent éliminer nos problèmes urgents. L'écart que la méthode scientifique devrait assurer est de plus en plus grand. Et en même temps, sa t?che devient de plus en plus difficile : les problèmes environnementaux ne peuvent guère être résolus par des expériences contr?lées et de courte durée dans des laboratoires fermés. Gr?ce à des évaluations de plus en plus strictes et co?teuses, les scientifiques environnementaux tentent actuellement de sauver le rêve de Francis Bacon. Gr?ce à la science fondée sur des preuves [2] ou à des commissions d'experts comme le GIEC, avec la participation de milliers de scientifiques [3], la méthode scientifique doit rester adaptée à un monde confus. C'est d'ailleurs une nécessité urgente, car les représentants d'intérêts tentent régulièrement de saboter les faits scientifiques [4]. Mais cela réussira-t-il ? Ou ne fera-t-on que renforcer un dogmatisme que Feyerabend a critiqué comme étant paralysant pour la société ?

Fuite en avant

Feyerabend aurait proposé une alternative radicale : si la méthode scientifique n'est pas une baguette magique capable de trouver en un éclair une réponse s?re à toutes les nouvelles questions, il ne reste que la fuite en avant. Nous devons étendre le processus de test critique des hypothèses au brouhaha kaléidoscopique de la multitude. Pour Feyerabend, la diversité culturelle et donc scientifique de notre société était la ressource la plus précieuse pour comprendre et résoudre les problèmes urgents. Il pensait que la participation d'ONG, d'artistes, de partis politiques, de représentants du monde des affaires, de minorités culturelles, de chercheurs en sciences humaines, et de savoirs traditionnels renfor?ait la recherche.

Feyerabend croyait en la diversité, et il n'est plus seul. L'IPBES - le GIEC pour la biodiversité - se veut une plateforme pour le "knowledge generated worldwide by governments, academia, scientific organizations, non-governmental organizations and indigenous communities" [5]. L'Auditorium Maximum de l'ETH a récemment accueilli une conférence sur les sciences citoyennes [6], et la Critical Thinking Initiative [7], qui vient d'être lancée, a également pour objectif d'apprendre aux étudiants de l'ETH à penser dans les nombreux langages de la société.

Feyerabend nous place devant deux alternatives pour faire face aux problèmes complexes de notre époque : Se retirer dans la tour d'ivoire académique, où un contr?le rigoureux des processus de recherche reste possible, ou faire confiance à la diversité, à la pensée critique et à un soup?on d'anarchisme. Ou plus concrètement : Ces dernières années, le financement de chaires par des entreprises privées a parfois été fortement critiqué. Feyerabend aurait peut-être répondu : Ce n'est pas un problème, tant que Greenpeace et les habitants de la ville de Zurich participent également à l'identification des priorités de recherche et à l'attribution de nouvelles chaires.

Informations complémentaires

[1] : page externe?mission contextuelle sur Feyerabend sur SRF 2

[2] : Voir page externeici pour la médecine et page externeici pour la protection de la nature

[3] : Site du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat : page externeGIEC

[4] : Naomi Oreskes et Erik M. Conway 2014, Les Machiavels de la science. Le réseau du déni. Wiley-VCH, Weinheim. ISBN 978-3-527-41211-2

[5] : Voir le site de l'IPBES page externeici. Voir aussi : Turnhout et al. 2012. Listen to the voices of experience. L'organe intergouvernemental pour la biodiversité doit faire appel à un éventail de connaissances et de parties prenantes bien plus large que le GIEC. Nature 488 : 454-455. (page externePdf)

[6] : Citizen science Atelier à l'ETH

[7] : Initiative de pensée critique

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